Hale Bop
Il y a cette partie du corps, immensément douce telle un morceau de chair pur et soyeux comme de la soie. C’est là. Cet endroit qui me fait vaciller. C’est une partie du corps neutre, à la jonction de plusieurs muscles, un petit triangle vide entre le deltoïde, les pectoraux et les trapèzes. Cet immensité de vide qui m’émouvra toujours. La fragilité peut-être de cet espace où le corps devient atteignable ? La douceur de la peau si spécifique ici, et ici seulement.
Nos corps sont nos moyens de plaisir, et on les oublie, on les malmène, on les uniformise, on les maltraite, on se prive, s’affame, fait du sport à outrance, on s’avachi, grossi, on ne les aime pas.
J’ai eu un rapport compliqué avec le mien. J’ai voulu qu’il disparaisse, j’ai voulu la transparence. J’ai eu souhaité d’exister par l’effacement de soi. C’est plus pratique de se gommer plutôt que de revendiquer des ratures. Le précipice était là, au bout de mes pieds, je n’avais qu’à sauter. Le plaisir de la privation est tel qu’il vous porte en extase béate, et telle une drogue, vous en voulez toujours plus. Ou plutôt toujours moins. Moins d’aliments, moins de saleté à l’intérieur de vous, moins de poids, moins de selles, moins de ventre, plus de côtes saillantes, plus d’acuité visuelle, plus de vivacité d’esprit, vous volez, vous êtes au dessus de tous ; vous, vous savez vous contrôler, vous maitriser, vous possédez enfin quelque chose, quelque chose qui vous appartient, à vous et rien qu’à vous, et vous avez enfin le pouvoir de décision sur elle. Vous pouvez vous transformer si ça vous chante, il suffit pour cela d’ouvrir ou de fermer la bouche, et, de temps en temps, pour donner le change, pour qu’on vous foute la paix aux repas de famille, il suffit de faire couler l’eau de la douche ou du bain, et de glisser votre index et votre majeur au fond de votre gorge. Quelle satisfaction de voir toutes ces choses ingurgitées dans la cuvette. C’est toujours ça de moins à l’intérieur de vous. Comme la cocaïne, on commence doucement, juste pour voir, et puis à un moment c’est le précipice, le vide. Faire demi-tour est presque impossible. Le cerveau a été trop bien conditionné, vous l’avez bien entrainé, il ne peut plus changer. La nourriture devient un poison1.
Il faut pouvoir surpasser les montées d’endorphines; il faut trouver quelque chose de plus grand que la privation et la faim. Pourquoi se faire du mal, quand ne pas se nourrir est une source de joie ? On y est au bord du précipice, soit on saute et on en prends pour perpète, soit on fait demi-tour, on retourne en arrière. Il faut accepter d’être vaincue aussi, de faire machine arrière, de revenir sur ses pas, de se rendre au commun des mortels, d’arrêter de se sentir toute puissante.
Il est plus facile de se rendre au combat que d’accepter une défaite.
Ça aurait pu être la drogue, mais ce fut un garçon - ou plutôt le corps d’un garçon.
Il est gentil, mignon, avec une mèche blonde qui lui tombe sur le front. C’est un bon copain, sympathique, adorable, respectueux, il a des lèvres charnues très sensuelle. Pour une fois, on sent qu’il n’est pas là juste pour vos seins. De toute façon vos seins ont presque disparus aussi, pour accéder à une taille acceptable pour votre âge. Vous avez 15 ans, vous êtes passé du 90C au 85A. C’est une taille plutôt normale qui fait beaucoup moins de vagues dans la cour du collège et où enfin les gens vous regardent dans les yeux pour vous parler.
Lui, c’est un bon copain. Pas le bad boy qui fait du skate sous le préau avec un air triste et mélancolique. Il vous drague gentiment. Il est populaire, un genre de Brandon dans Beverly Hills. Il vous écrit des lettres, vous envoie des cartes postales avec des photos de lui durant ses vacances2. Alors, comme il faut bien rentrer dans la norme, on accepte de sortir avec lui.
C’est un anniversaire. La campagne, les parents absents, les vignes tout autour. Quelques bouteilles mais pas trop, que quelques uns ont ramené en cachette, après tout on a que 15 ans et la permission de 23h. Il y a une sono, des disques et un grand frère pour superviser. On écoute Blur et Osasis, et c’est la bataille pour écouter Mano Solo et la Mano Negra. Plusieurs camps s’affrontent déjà, ceux qui iront faire du marketing et des écoles de commerce, et les autres, qui feront de la philosophie ou des arts plastiques. Je bois de l’eau. Parce que c’est le moins calorique, et qu’il est hors de question de perdre le contrôle de soi. Sur le buffet, il y a des quiches maison, des croques monsieur, des chips et des gâteaux maison. Je ne toucherais à rien.
Lui, il me parle, il est gentil; il me demande si je veux faire un tour dehors. On est au printemps 1997, et la comète Hale Bop éclaire le ciel. On va se promener dans les vignes, il installe une couverture, là, dans la campagne, entouré de rien, le ciel est sublime. Il m’embrasse. C’est un baiser doux, je sens sa langue doucereuse sur la mienne. Bien sûr j’ai déjà embrassé des garçons, mais pas comme ça. Jamais comme ça. C’était plutôt des pelles millimétrées en 10 secondes derrière le bâtiment des pompiers. Je n’avais jamais embrassé un garçon tranquillement, en prenant le temps de le découvrir, d’écouter mes sensations, je n’avais jamais embrassé un garçon qui prenait aussi le temps de m’écouter. De me prendre la main, de me caresser les cheveux, il me semble qu’il m’a même demandé la permission pour toucher ma poitrine; quand tant d’autres ne prenaient même pas la peine de prevenir.
Je me rappelle de ses mains, de son jean brut un peu serré, de ses Doc Marteens vertes, de la peau si douce de son torse, de ses baisers dans mon cou qui me chatouillaient et m’excitait en même temps, je me souviens l’avoir caressé, là, en bas, pour la première fois, et c’était pas du tout comme je l’avais imaginé. C’était beau, et doux avec une peau lisse et droite. Je me souviens de cela, je me souviens des sensations, de l’envie, de l’excitation d’être seuls dans le noir, dans les vignes, de la peur du retour avec les copains qui allaient nous charrier, de mes sens à moi, décuplés, amplifiés de désir.
Les détails m’ont échappés, mais je sais qu’à ce moment là, dans la fraicheur d’une soirée de printemps, en 1997, je me suis sentie libre, légère et vivante, et je compris alors que le pouvoir de mon corps était de me donner du plaisir.
Et c’est cela, qui m’a empêché de sauter de la falaise, et de petit à petit, retrouver les plaisirs des sens, et de la nourriture.
Je viens de comprendre. Là, à 7h40 exactement. Ce matin dans ma cuisine, avec le soleil qui commence à percer derrière les pins, ce bouquet de mimosa sur la table en bois, le silence, les oiseaux qui commencent à chanter. Je sais ce qui m’a sauvé, alors que je ne m’en souvenais pas. Ce matin, je voulais écrire sur le corps et la sensualité, et mon esprit à divagué vers cette putain de maladie mentale bien connue de nombreuses adolescentes. Je sais que je m’en suis sortie, un jour, comme ça; mais je n’arrivais jamais à me rappeler pourquoi et l’élément déclencheur de ma non-chute.
J’ai retrouvé toute ses lettres et ses photos. Quand j’ai retrouvé le paquet, je me suis dit “whah quand même le type il avait un sacré égo pour m’envoyer des photos de lui en vacances” ; et puis j’ai pensé à la nouvelle génération avec tous leurs selfies et leur portable, et je me suis demandé quand est-ce que notre société à dérapé à ce point, pour passer de C’est trop naze de se prendre en photo soi même pour qui tu te prends à je poste 1000 selfie par jour, je suis trop belle, c’est trop cool. Je vous laisse m’expliquer cela en commentaire s’il vous plait, ou me donner votre avis là dessus. Parce que je ne comprends pas.